Interview : Jean-Claude Levy, expert de l’Institut, historien et géographe

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Jean Claude Lévy, expert de l’Institut, historien et géographe, présente ici sa vision de l’économie circulaire. Il a occupé diverses fonctions durant sa carrière, dans les Ministères de l’Environnement, de l’équipement, du Tourisme et au Ministère des Affaires étrangères, notamment concernant la coopération, la promotion et l’animation de la Recherche, du développement social et territorial. L’ensemble de ses travaux sur le territoire, sur la sémantique et sur la Chine en fond une figure centrale dans l’écosystème scientifique de l’économie circulaire.

 

1. Pour vous, comment doit-on parler de la circularité ?

Assimiler le mouvement d’une formule « produire, consommer, jeter… », qui serait « linéaire », à la « circularité » d’une « économie circulaire » c’est énoncer une tautologie.

Il y a réellement une difficulté d’ordre sémantique. L’idée de circularité prend néanmoins tout son sens, lorsque l’on cherche un retour optimal des ressources utilisées vers leur nature originelle, qu’elles soient humaines, organiques ou inorganiques. Il s’agit bien, en effet, d’un retour à la source dans un mouvement circulaire, idée qui se matérialise notamment par la formule « craddle to craddle » vs du « berceau à la tombe », quoiqu’en ce qui concerne les biens inorganiques la métaphore soit abusive.

De surcroît, au-delà même de cette circularité, les parties prenantes dans le désormais macrocosme international de l’économie circulaire, parlent bien peu d’économie. Premièrement elles se focalisent d’abord sur l’économie en tant que procédure d’échange. Dans le vocabulaire de « l’économie circulaire » il est en effet beaucoup question de « valeurs », de « finance », de « coûts », de « prix », d’échange, mais qu’elle est la « monnaie » d’échange, lorsque l’on veut établir la valeur des ressources naturelles ? Comment parler d’économie à l’échelle macroscopique de la planète ou à l’échelle du tout petit espace des établissements humains, sans garantir la référence monétaire cohérente qui arbitrerait les échanges biosphère/anthroposphère ?  Quelle en est la monnaie d’échange[1] ? Le « business model » ? Deuxièmement, littéralement, le couple sémantique « économie – circulaire » ne comporte même pas le mot « écologie », c’est-à-dire que paradoxalement la question des ressources naturelles en est occultée, alors que l’on veut parler métaphoriquement d’une « économie de la nature » (Haeckel) !

Cela étant dit, bien que ce concept soit donc un peu embarrassant au niveau sémantique, il est utilisé depuis plus de 10 ans et il faut donc nécessairement se saisir de cette pérennité, désormais ancrée dans le discours institutionnel. Mais il faudrait éviter les métaphores trop obscures et inscrire la transition écologique et économique bien plus précisément, à la fois dans les grands systèmes macroéconomiques, et dans la microéconomie tout aussi complexe des établissements humains les plus modestes, de la métropole au village.

 

2. En quoi l’économie circulaire propose-t-elle une vision systémique de la crise que nous traversons ?

De mon point de vue, le concept de système peut être employé dans de nombreuses configurations sémantiques. Pour rester dans le sujet de l’économie, Christine Lagarde, aujourd’hui dirigeante du FMI, nous disait en 2008 que la crise financière était « systémique », de par son caractère interactif qui lui avait permis d’affecter en très peu de temps l’ensemble du système financier mondial.

Or, il est aujourd’hui avéré au regard des travaux du GIEC que cette crise dépasse le cadre strictement financier, puisqu’elle est aussi écologique. Elle est vraisemblablement tout aussi séculaire, à l’image de la permanence de l’effet de serre et du rôle que le CO2 y joue. Ce n’est donc pas pour rien que le dernier ouvrage de Jean Jouzel et Pierre Larrouturou[2] fait la liaison entre le « chaos climatique » et la finance à l’échelle macro. Sur l’ensemble de notre planète, ce sont ainsi tous les écosystèmes qui sont désormais perturbés du point de vue de leur biodiversité, alors que l’on peine toujours à intégrer la richesse que représente l’usage de celle-ci pour nos sociétés, à travers des notions (un peu métaphoriques) comme les « services écologiques ». Cette crise est de fait aussi une crise au cœur de notre dynamique sociale.

L’intelligence stratégique de l’économie circulaire – non pas dans l’absolu mais sur les territoires – doit alors pouvoir se diffuser dans l’ensemble du tissu d’acteurs en n’oubliant personne, pour négocier le virage de la transition écologique. Parler d’économie circulaire impose alors une perspective nécessairement systémique.

3. Quelle temporalité pour l’économie circulaire ?

La crise de 2008 perdure et s’aggrave à l’échelle du temps présent. De fait et toujours selon l’ouvrage de Jean Jouzel et Pierre Larrouturou, nous n’aurions plus que 3 ans pour prendre les mesures aptes à maintenir le réchauffement climatique sous la barre des 2 degrés. Les échéances présentées en 2014 par le GIEC, vis-à-vis du réchauffement climatique vont très certainement être revues à la baisse, si l’on veut rester dans les objectifs d’ici à 2050. Il n’est donc pas abusif de penser que dans une perspective plus largement séculaire, la biosphère elle-même risque d’être durablement et profondément modifiée. C’est dire l’urgence de clarifier et boucler l’hypothèse de l’économie circulaire.

En effet, jusqu’en 2008, en dehors de quelques publications d’écologie industrielle et territoriale, l’économie circulaire restait du point de vue scientifique un objet non identifié sans domicile fixe. Aujourd’hui, elle émerge notamment en tant que projet de recherche sur le fonctionnement des systèmes complexes, qu’ils soient écologiques, sociologiques, économiques et financiers. Pourquoi donc ne pas imaginer que l’économie circulaire devienne alors progressivement demain l’intelligence stratégique indispensable à propos du pilotage d’une sortie de crise.

 

4. En quoi l’économie circulaire remet les territoires au centre des débats ?

À l’échelle globale de la planète, l’hypothèse d’une économie circulaire correspond maintenant à des enjeux et phénomènes perceptibles et avérés, comme nous avons pu le montrer en exprimant en quoi la crise que nous traversons est autant systémique que séculaire, autant macro que microéconomique. Cependant, dans la sphère des grandes conférences internationales, il n’y a pas de modèle universel affiché pour résoudre ces dynamiques praticables que recouvre l’économie circulaire. Et par ailleurs, la diversité historique et géographique de ces enjeux est si déterminante, qu’une hypothèse d’économie circulaire macroéconomique ne saurait transformer « comme par miracle » le modèle dominant. « L’anthroposphère » ne saurait être une sorte de vaisseau cosmique, dirigé sous commande automatique.

Peut-être est-ce alors plus modestement et à la mesure spécifique de la géographie des établissements humains (village, ville, métropole, région …) et des écosystèmes emboités où se nouent tous les rapports sociaux, peut-être qu’une intelligence stratégique, adaptée à ces contextes locaux, devrait permettre d’avancer vers une sortie de crise. Il ne s’agit donc pas de laisser de côté les outils macro-économiques (ex : la taxe carbone), mais bien d’en déterminer des locaux (ex : les monnaies locales) et de piloter les transformations à opérer en les contextualisant sur le territoire.

 

5. Comment le défi foncier peut-il être analysé à travers le prisme de l’économie circulaire ?

À l’échelle des établissements humains, y compris sur les territoires les plus modestes qui supportent les écosystèmes, la question du sol est absolument souveraine. C’est là que se tisse la vie et que l’économie se trame. Qu’il s’agisse d’aménagement du territoire, de logistique, de transports, d’urbanisme opérationnel, de développement rural, etc., la valeur du sol s’impose, en termes d’échanges microéconomiques, sous la forme de valeur d’usage, de valeur marchande, de valeur foncière et surtout de « rente foncière » qui va avec cette dernière.

La rente foncière est ainsi elle-même le produit d’un « actif » économique non produit [3]- le sol reste le sol – qui n’a donc pas économiquement de « valeur d’équilibre ». Cependant, à l’image d’un « actif », le sol devient le support où se constitue le revenu de la rente foncière, où se niche précisément la chaîne de toutes les valeurs, d’usage ou marchandes!

C’est alors pourquoi, dans cette optique, il ne saurait être question de parler d’économie circulaire ni d’intelligence stratégique, appliquée aux établissements humains –  comme aux écosystèmes – sans relever le défi foncier : c’est alors éclaircir le prisme de l’économie circulaire…

 

[1] Michel Aglietta, (2016) « La monnaie entre dette et souveraineté », O. Jacob.

[2] Jouzel, J. & Larrouturou, P., préface de Nicolas Hulot (2017). “Pour éviter le chaos climatique et financier“, Odile Jacob.

[3] Michel Aglietta, (2016) « La monnaie entre dette et souveraineté », pp. 12, O. Jacob.

 

Propos recueillis par Hugo Maurer le 26 mars 2018

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