Interview : Romain Ferrari, président de la Fondation 2019

Après son entrée dans l’entreprise familiale en 1991 pour s’occuper du développement technique et des produits, Romain Ferrari choisit d’orienter Ferrari SA sur une démarche de développement durable tout en gardant la production en France. Les défis sont nombreux et au fil des années, un constat émerge : les produits écologiquement responsables sont par essence plus chers que les produits polluants, sanitairement moins responsable ou présentant un impact social négatif. Malgré de nombreuses innovations pour faire baisser au maximum le coût global de ses produits, l’intégration des externalités n’est pas concurrentielle. Pour le moment.

Afin de changer la donne et de réduire pour les consommateurs le prix des biens et services écologiques, il monte la Fondation 2019, sous l’égide Fondation de France, afin de faire enfin converger l’économie et l’écologie. Sa mission se concentre principalement à combler les lacunes du système économique à l’origine des déséquilibres que l’on connait aujourd’hui, notamment grâce à des travaux pour favoriser l’intégration des coûts écologiques et sociaux dans le prix des biens et services.

 

1. Quel est votre sentiment par rapport au potentiel que représente l’économie circulaire pour notre société, en termes économiques, environnementaux et sociétaux ?

Le sujet de l’économie circulaire est à resituer par rapport aux grandes dates du développement durable. Si l’on s’en réfère au rapport Brundtland rédigé en 1987 par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement de l’Organisation des Nations Unies, qui a abouti par la signature de la Déclaration de Rio en 1992 lors du troisième sommet de la Terre, il apparait qu’il y a cette époque une vraie prise de conscience politique par rapport à l’environnement. Ces textes fondateurs du développement durable devaient permettre de penser la croissance tout en infléchissant les impacts climatiques et sociétaux. 26 ans plus tard, force est de constater qu’il s’agit d’un total échec !

En effet, les générations actuelles sont confrontées à une conjoncture économique compliquée où le travail ne court par les rues alors que les efforts vis-à-vis des impacts environnementaux doivent être le plus « visibles » possible, sans pour autant que l’on s’attaque aux grands problèmes structurels. Ainsi, alors que tous les rapports indiquent qu’il faudrait infléchir la consommation de ressource pour atteindre les Objectifs du Développement Durable des Accords de Paris, le rapport de 2016 du PNUE sur la consommation de ressources montre que le découplage relatif repart dans le mauvais sens, à la suite de la crise de 2008 : la consommation de ressource augmente un peu plus vite que la croissance du PIB !

Nous sommes donc à une période clé pour passer enfin à autre chose. Il est vrai qu’aujourd’hui le concept s’est bien intégré dans nos sociétés, qu’il est considéré par les populations comme une idée formidable. Il faut donc pouvoir relancer effectivement ces beaux objectifs, et l’économie circulaire pourrait aider à y participer.

 

2. Comment la communauté scientifique considère le cadre de référence qu’est l’économie circulaire ?

Je dirais que les scientifiques sont pour le moment dubitatifs face à la politique environnementale menée par la France quant à l’économie circulaire. En effet, il existe une forme de dissonance entre la vision scientifique et la vision politique. Pour les premiers, l’économie circulaire implique de facto et avant tout une diminution de la production de ressources, ce que l’on appelle une diminution de l’intensité énergétique et matérielle de l’économie. Si la société et toutes les parties prenantes tendent vers ce postulat alors les scientifiques sont d’accord. Or, ce n’est pas pour le moment ce que disent les messages politiques et les différents plans du gouvernement, comme par exemple la Feuille de Route Economie Circulaire.

Aujourd’hui, si l’on continue avec les 3% de croissance annuelle, cela veut dire que la France doublera sa consommation de ressource tous les 30 ans pour garder le même niveau de bien-être. À titre de comparaison, si grâce aux principes de l’économie circulaire nous arrivions à optimiser de manière drastique le recyclage et que nous atteignons 50% de matières recyclées sur l’ensemble des matières premières, alors ce gisement permettrait de couvrir seulement ¼ des besoins de notre société dans 30 ans. L’étude de François Grosse de 2012 indique que l’on devrait donc limiter le plus vite possible l’accroissement de la demande en ressource -et donc la croissance- à 1% ET atteindre des taux de recyclage de 50% pour pouvoir espérer reporter l’échéance de rareté des ressources sensibles -ou ressources rares- entre 50 et 100 ans ! Il ne s’agit même pas encore d’inverser la tendance, mais bien de reporter tout en tendant vers une société plus durable dans son ensemble.

L’économie circulaire doit donc s’accompagner de ce que l’on pourrait appeler une décroissance matérielle. Puis ensuite seulement viennent ce que l’on promeut aujourd’hui avec beaucoup d’entrain : l’allongement de la durée de l’emploi de matière, l’économie de fonctionnalité, le réemploi et enfin, en bout de ligne, le recyclage. Il y a donc ici un vrai sujet de société, dont le progrès doit se mesurer au niveau métabolique. Et tant que nous serons au-dessus des 1% nous ne serons pas bons.

 

3. Comment l’économie circulaire peut favoriser l’intégration des externalités dans notre système de marché concurrentiel ?

Le but de l’économie circulaire ne doit pas être de vouloir intégrer les externalités, mais bien d’inverser la tendance de consommation des ressources. Dans l’expression économie circulaire, on oublie pour le moment trop le mot économie, dans le sens « politique économique ». Il faut dépasser le cadre de la création de valeur. Ce terme véhicule pour le moment seulement l’idée de flux physique, de flux de matière. On ne se penche pas assez sur les flux de capitaux et les règles économiques associées.

Historiquement, les lois qui régulent notre marché ont été très bien construites pour un système de production linéaire où le stock de ressource est infini. Force est de constater que ce postulat n’est pas durable et que l’on doit le redéfinir. Il faut agir sur les règles économiques pour réintégrer les externalités afin d’encourager les efforts environnementaux. Il serait naïf de penser que les agents économiques vont se mobiliser tout seul pour effectuer le virage à 180 degrés nécessaire pour atteindre les Objectifs du Développement Durable : les entreprises sont là pour défendre leurs résultats et augmenter leurs marges. Pérenniser son activité dans un système ultra-concurrentiel implique donc de consolider ses finances. Pour le moment, si l’on considère la structuration des démarches RSE et la mise en place de programmes environnementaux et sociétaux, on remarque globalement qu’il ne s’agit pas de priorité absolue pour les entreprises. Il suffit d’observer le comportement des comités exécutifs de la plupart des entreprises pour s’en rendre compte.

 

4. Quelles sont les priorités pour arriver à relier et faire converger économie et écologie ?

On pourrait identifier deux biais à corriger pour arriver à faire converger ces deux mondes :

1. Il faut pouvoir agir sur les flux monétaires afin de placer sous les projecteurs les coûts cachés présents dans les millions de transactions. Par ailleurs, ceux que l’on pourrait appeler les bons élèves, c’est-à-dire ceux qui intègrent ces externalités, proposent leurs produits à un prix plus élevé que celui qui ne les intègre pas. Or, dans notre système extrêmement concurrentiel où la survie des entreprises dépend essentiellement de sa pérennité monétaire, la demande du « toujours moins cher » pousse l’offre à extraire ces coûts de son système comptable. Ce système finit par peser lourdement sur les politiques publiques. Car en bout de ligne, les parties prenantes qui font l’économie des coûts sociétaux et environnementaux les transfèrent aux collectivités, qui doivent ensuite augmenter les impôts pour les couvrir. C’est donc finalement le citoyen qui passe à la caisse, car il paie ses biens et services mais aussi les impôts.

2. Il faudrait changer en profondeur le système de gestion comptable de nos sociétés et de l’ensemble des agents économiques. Pour le moment, les règles comptables classiques ne considèrent que la gestion des actifs techniques dans les bilans d’exploitation. On met sur la balance ce que l’on gagne et dépense, en ajoutant les biens physiques comme les machines ou bâtiments qui doivent être entretenus pour compenser la dépréciation inhérente au temps qui passe et à l’usure. On parle de maintenance des actifs. Mais quid des actifs environnementaux et sociétaux ? S’ils ne font pas partie des systèmes de comptabilité, tout porte à croire qu’ils ne seront jamais inclus dans les bilans. À titre d’exemple, les seuls « entreprises » qui ont capitalisé sur leurs actifs sociaux ce sont les équipes de football, puisque les joueurs sont des actifs immobilisés que l’on s’échange sur un marché avec des règles strictes. Il faut aussi garder en mémoire qu’historiquement, la comptabilité des actifs a été développée par les anciens propriétaires terrines, rentiers, qui se sont mis à investir dans les machines des nouvelles usines au 19e siècle. Ils souhaitaient tout simplement que l’exploitant entretienne la rente de leurs biens ! Ainsi, pour faire converger économie et écologie, il faut intégrer de manière étendue la gestion des capitaux.

Finalement, les pouvoirs publics doivent prendre conscience que les externalités se traduisent en coûts publics, dont l’addition est payée par les impôts des électeurs. Bercy raisonne pour le moment sur des budgets comptables annuels, ce qui ne peut pas s’accorder à une vision longtermiste, alors qu’il s’agit de l’une des conditions nécessaires à une véritable transition écologique. On peut aussi faire un parallèle avec le marché politique, où les élus doivent rendre des comptes sur leurs mandats étalés sur 5 ans maximum, avec des programmes associés qui ne peuvent pas s’aligner sur les réalités environnementales. Le défi est donc de repasser à une comptabilité de temps long, qui intégrerait les externalités afin de rendre compte des véritables coûts. Pour cela, il faut pouvoir repenser les règles du jeu afin d’accompagner et même contraindre l’activité productive française, européenne et même mondiale.

 

Propos recueillis par Hugo Maurer, le 26 septembre 2018.

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