Jean-Dominique Senard, Président du groupe Michelin, Président d’EpE et co-auteur du rapport Notat/Senard préfigurateur de la loi PACTE répond aux questions de l’Institut national de l’économie circulaire.
Entrepreneur visionnaire, Jean-Dominique Senard est à l’initiative de la transition vers plus d’économie circulaire dans le groupe Michelin et fer de lance de l’économie responsable dans le paysage industriel français et Européen.
1. Quel est votre sentiment par rapport au potentiel que représente l’économie circulaire pour notre société, en termes économiques, environnementaux et sociaux ?
J’éprouve tout d’abord un sentiment de quasi amusement ! En effet, notre société semble découvrir les bienfaits de l’économie circulaire alors que nous la pratiquons chez Michelin depuis la naissance de la société ! En effet, notre raison d’être est d’offrir à chacun la meilleure façon d’avancer. Autrement dit, notre souci permanent est de créer des produits qui durent plus longtemps que les autres, qui apportent plus de services, qui s’allègent au fil des générations ou qui permettent une amélioration de la mobilité, c’est-à-dire du développement économique. Autant de domaines d’application de l’économie circulaire que nous maitrisons depuis plus d’un siècle et qui nous ont permis d’en apprécier tout le potentiel !
2. Dans le monde industriel, sentez-vous qu’il existe une prise de conscience quant à ces questions de raréfaction des ressources ?
On pourrait remonter au premier choc pétrolier de 1973 pour dater la première prise de conscience de cette raréfaction des ressources, au moins pétrolières. Aujourd’hui, le monde reconnait même le risque de raréfaction de l’eau potable. Le monde industriel ne fait pas exception, qui tente de gérer au mieux la pénurie qui a démarré dans certaines matières. Pensez au cuivre, à l’or, aux terres rares que contiennent les 3 milliards de smartphones de la planète ! Ce nouvel usage a forcément bousculé le marché traditionnel de ces matières. Dans notre domaine, on ne peut que penser à la culture de l’hévéa, dont le caoutchouc naturel constitue environ 25% des pneumatiques d’aujourd’hui. Plutôt qu’une raréfaction de cette matière première essentielle, il faut parler d’une responsabilisation de sa production. Nous n’achetons que du caoutchouc naturel produit de manière éco-responsable, en collaboration avec les producteurs –pour leur immense majorité de « petits » producteurs- et nous sommes ravis de voir nos concurrents nous emboiter le pas dans cette démarche. Quoi de plus circulaire que l’utilisation de matières premières renouvelables dans un produit, même industriel ?
3. Votre transformation de modèle d’affaire vers des procédés d’économie de fonctionnalité est très innovante. Quels sont les facteurs de succès pour opérer une transition qui soit la plus douce et efficace possible ?
Quelle est la valeur ajoutée d’une telle transformation ?
L’innovation est dans notre ADN : depuis le premier pneu de vélo démontable à la fin du XIXè siècle au concept VISION présenté au Mondial de l’Automobile (ndlr : un ensemble pneu-roue sans air, constitué de 100% de matériaux recyclés). Mais prenons un exemple, si vous le voulez bien : celui du rechapage. Nous maitrisons cette technique depuis plus d’un demi-siècle. Il s’agit de remplacer la bande de roulement d’un pneumatique Poids Lourd usé. L’avantage de cette technologie est doublement lié à l’économie circulaire : elle permet de prolonger la vie de la carcasse du pneu jusqu’au bout de son potentiel, et de consommer moins de matière pour remplacer uniquement sa bande de roulement au lieu du pneumatique tout entier. Le facteur clé de succès de cette offre réside dans l’impact immédiat qu’elle a sur son coût à l’usage. En d’autres termes, acheter un pneu Poids Lourd Premium et le faire rechaper coûte moins cher par kilomètre parcouru qu’acheter 2 (voire plus !) pneumatiques non rechapables et donc peu chers à l’achat. L’avantage saute aux yeux du consommateur, surtout professionnel, qui fera ainsi la différence entre le produit rechapable et le non-rechapable.
La valeur ajoutée est immédiate pour le producteur de pneumatique rechapable : les clients préfèreront son produit, même plus cher à l’achat, car offrant sur le moyen et long terme une économie d’usage.
Pour être acceptée, tant du producteur que du consommateur, l’économie circulaire doit donc profiter aux deux parties.
4. Bien souvent lorsque l’on parle d’économie circulaire, il s’agit de projets pilotes qu’il faut ensuite essaimer. Comment l’innovation peut-elle se diffuser et pérenniser une activité économique au niveau local ? Comment serait-il possible de passer plus efficacement à l’échelle ?
En tant que pionnier et leader sur ces sujets, comment imaginez-vous le rôle des entreprises dans cette transition vers l’économie circulaire ?
Les entreprises –en tout cas la nôtre- ne sont pas des organismes isolés. Nous avons désormais établi de nombreux partenariats avec le monde privé comme public dans de nombreux domaines : scientifique, commercial, sociétal, etc. Il existe de multiples opportunités de collaborer avec les écosystèmes locaux, nationaux, voire internationaux sur différents sujets. Les pôles de compétitivité sont par exemple un des champs de collaboration entre entreprises ou entreprises et entités de recherche. Nous accompagnons nous-mêmes directement des entreprises dans leur développement ou leur recherche et l’économie circulaire est souvent au cœur de ces collaborations. Mais l’inverse est également vrai : nous collaborons avec de nombreuses start-ups qui peuvent apporter un regard neuf sur ce sujet et créer des opportunités pour nous comme pour d’autres.
Nous avons résumé nos actions en matière d’économie circulaire autour de l’acronyme des 4R :
- REDUIRE le poids des pneumatiques, les émissions de CO2 associées à leur usage et le nombre de pneus nécessaires pour faire un même nombre de kilomètres : en un mot, optimiser le rendement des ressources utilisées et ce tout au long de la vie du pneumatique.
- REUTILISER via la réparation, le recreusage et le rechapage du pneu afin d’allonger sa durée de vie ;
- RECYCLER les pneus en fin de vie, en continuant à valoriser les matériaux ;
- RENOUVELER via l’utilisation des matériaux non fossiles dans le pneu.
Nous sommes leader en effet dans cette démarche, mais estimons à la portée de toute entreprise de revisiter sa propre raison d’être pour mettre en valeur la dimension circulaire de l’économie à laquelle elle contribue.
Permettez-moi un dernier exemple de contribution des entreprises à la transition vers l’économie circulaire. Contribution à la portée des manufacturiers qui, comme nous, seraient prêts à lutter contre l’obsolescence programmée de certains pneumatiques. Grâce notamment à notre maîtrise de la fabrication additive métal utilisée dans la fabrication de nos moules, nous avons pu créer des sculptures de pneumatiques évolutives, qui permettent à nos produits de conserver leurs performances jusqu’au bout de leur vie. Et le bout de la vie d’un pneumatique est fixé par la loi : c’est 1,6 millimètres de profondeur de gomme restant. Pas plus.
Aujourd’hui, échaudés peut-être par les piètres performances en fin de vie de certains pneumatiques à bas coût, les consommateurs européens les retirent à 3 ou 4 mm. Quel gâchis ! Economique et environnemental ! A l’échelle européenne, c’est 7 milliards d’euros ainsi gaspillés en remplacements prématurés de pneumatiques, 6 millions de tonnes de CO2 libérés dans l’air inutilement ! Il faut donc pouvoir rassurer les consommateurs et les inciter à utiliser leurs pneumatiques jusqu’au témoin d’usure de 1,6 millimètres. Pour cela, nous préconisons une homologation des pneumatiques à l’état usé, et pas seulement à l’état neuf. Le consommateur pourra alors utiliser jusqu’au bout les pneumatiques ainsi certifiés en bénéficiant sans inquiétude de ses performances. Pour nous, les meilleures performances sont celles qui durent…
Réduire ainsi l’empreinte environnementale et améliorer l’utilisation des produits jusqu’à la fin de leur vie, voilà un domaine où les manufacturiers responsables peuvent activement promouvoir le développement de l’économie circulaire !
Propos recueillis par Hugo Maurer, le 28 octobre 2018